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Quelles alliances possibles entre luttes paysannes et écologistes? (1)

Carnets paysans

Le constat n’admet généralement pas d’ambiguïté: le sillon entre ville et campagne se creuse toujours plus profondément. Une partie des producteurs et des productrices partagent le ressenti d’un clivage croissant face aux comportements des consommations, ainsi que le sentiment d’exercer un métier de moins en moins compris. Aggravant cette sensation d’un écart croissant, l’écologisation institutionnelle des politiques agricoles amène les agriculteurs et agricultrices à des représentations antagonistes entre d’un côté conservation écologique et biodiversité, de l’autre productivité et souveraineté alimentaire 1>Droz, Y. & Forney, J. (2007). Un métier sans avenir.. Le cœur de leur profession n’est-il pas d’assumer un rôle nourricier pour la population suisse? La construction de ce dualisme se reflète d’ailleurs à l’échelle politique dans le positionnement des régions rurales et urbaines lors des initiatives populaires2>Herrmann et al. (2023). Fenaco stadt-land-monitor 2023..

D’un point de vue agronomique pourtant, difficile de penser l’avenir des fermes en se basant uniquement sur une stratégie d’investissements et de profits économiques à court terme sans y intégrer le maintien et l’amélioration des ressources productives3>Voir Netting, R. (1993). Smallholders, Householders: Farm Families and the Ecology of Intensive, Sustainable Agriculture et van der Ploeg, J. (2008). The New Peasantries. Struggles for Autonomy and Sustainability in an Era of Empire and Globalization.. Sans nier le ressenti de la profession agricole, cette distance peut, et devrait, plutôt être vue comme le résultat de campagnes des syndicats agricoles majoritaires ou d’une médiatisation séparatiste, partie intégrante d’une stratégie de communication à visée corporatiste ou ­sensationnaliste.

Comment avancer, alors, sur les pistes d’un rapprochement entre mouvements environnementaux et luttes paysannes, et à quelles conditions les envisager? Que ce soit parmi les milieux écologistes et les associations de défense environnementale ou au sein de syndicats paysans minoritaires4>Pro Natura, WWF, …, l’idée fait son chemin, sans qu’il soit toujours aisé d’identifier clairement les intérêts convergents et les limites d’un tel rapprochement politique. Cette question est au centre de réflexions publiques5>Uniterre, MAPC, Association des petits paysans, …, mais également de projets artistiques, comme le livre Faire paysan de Blaise Hoffman, ouvrage au retentissement important et dont le succès de la diffusion auprès de publics à la fois urbain et agricole n’est pas anodin.

Ces exemples illustrent un intérêt grandissant pour des dialogues, partagé par une partie des mouvements politiques paysans et écologistes, et la société civile plus largement 6>Comme lors de la table ronde «Comment concilier les luttes paysannes et écologistes?» organisé par Solidarités Vaud avec Uniterre, Pro Natura, les Jeunes Agriculteurs vaudois, et Ensemble à Gauche.. Pourtant, la défense syndicale majoritaire de la profession agricole s’organise encore aujourd’hui autour de représentations qui opposent logiques entrepreneuriales et conservation écologique, nourrissant un antagonisme entre des intérêts écologistes et ceux, prétendument homogènes, du secteur agricole à l’échelle de la Suisse.

Pour donner une chance à ces alliances politiques d’exister, il faudra donc commencer par désamorcer ces représentations duales, puis identifier les accès par lesquels s’intégrer dans certaines revendications agricoles préexistantes, en les complétant parfois: revendications pour une reconnaissance du travail agricole – et la pérennisation de celui-ci –, sa juste rémunération – par-delà des logiques entrepreneuriales – et son inscription au sein des limites planétaires – qui ne peut être sujette à une remise en question.

Ainsi, si les récents mouvements agricoles européens visaient, en partie, à supprimer l’encadrement environnemental des politiques de productions agroalimentaires, rares sont les débats provoqués qui proposaient une remise en question fondamentale de l’imbrication de notre alimentation dans un système néolibéral globalisé. Esquisser les contours d’une gauche paysanne, jusqu’ici extrêmement timide en Suisse, accompagnerait la critique d’un système agroalimentaire de libre-échange d’une réflexivité nouvelle sur la souveraineté alimentaire suisse, sans la cantonner à ses dimensions nationalistes.
Notre prochain «carnet paysan» poursuivra cette réflexion sur les alliances entre luttes paysannes et écologistes, en imaginant une possible reformulation de l’aménagement du territoire suisse qui pourrait découler de telles alliances.

 

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Mathilde Vandaele est doctorante en sciences de l’environnement sur les questions agricoles.

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mercredi 9 octobre 2019

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